Le long chemin d’Eddy Jeanneret pour obtenir un gruyère AOP bio

10. novembre 2020

Depuis janvier 2020, une nouvelle filière de mise en valorisation de plus de

700 000 kg de lait bio a vu le jour dans les montagnes neuchâteloises. Une belle

histoire qui aura nécessité beaucoup de persévérance de la part de tous les acteurs.

Eddy Jeanneret est agriculteur bio à La Chaux-du-Milieu (Neuchâtel). Il possède 42 vaches laitières et 2’000 poules pondeuses. Depuis le début, il souhaitait trouver des solutions pour la transformation du lait bio dans la vallée de la Brévine et a tout mis en œuvre pour pouvoir commercialiser le gruyère AOP bio. L’ajustement de la taille du troupeau et de la structure de l’exploitation en faisaient partie.
Seulement troublé par le frottement des meules passées au sel par le robot, un silence quasi religieux règne dans la cave de la fromagerie des Sagnettes NE. En ce milieu d’après-mi-di, les abords de la fromagerie sont encore déserts. Mais d’ici quelques minutes, ce sera le coup de feu. Plusieurs dizaines de producteurs se succéderont devant le bâtiment, situé le long de la route qui rejoint la vallée de la Brévine au val de Travers, venant couler leur lait destiné entre autres à la production de gruyère AOP. Les derniers d’entre eux seront des produc- teurs Bourgeon. Depuis le mois de janvier, quatre agriculteurs viennent en effet deux fois par jour livrer leur lait à Philippe Geinoz, le maître des lieux. Ce fromager, à la tête de l’entreprise depuis 22 ans, peut enfin fabriquer du gruyère AOP bio.«Nous avons rapidement agrandi la fromagerie, augmentant ainsi notre capacité de production d’un tiers, de façon à pou- voir répondre à cette opportunité unique», raconte Philippe Geinoz.Instigateur de ce projet, Eddy Jeanneret, agriculteur à La Chaux du Milieu NE, était depuis sa reconversion au bio en 2010 bien décidé à trouver le moyen de valoriser le lait bio dans la vallée de la Brévine. «J’ai longtemps bataillé avec les collègues producteurs, les différentes sociétés de laiterie de la région ainsi qu’avec les fromagers», raconte celui qui est aujourd’hui à la tête d’un domaine de 80 hectares avec 45 vaches laitières et 2000 poules pondeuses. «Les conditions imposées par l’Interprofession du gruyère étaient claires: Il fallait remplir une cuve et donc trouver suffisamment de producteurs pour couler 700 000 kg de lait par année.»

Tenacité et conviction

Dans les années 2010, le bio, accusé d’être trop peu productif et de manquer de professionnalisme, souffrait encore d’une mauvaise image dans la région. La démarche d’Eddy Jeanneret prête alors à sourire mais ne suscite guère d’intérêt. En outre, le marché du gruyère AOP bio peinait encore à trouver une dynamique et se montrait rapidement saturé. «J’ai donc fait contre mauvaise fortune bon cœur», raconte Eddy Jeanneret. «Le bio avait déjà participé à sauver mon domaine et permettre à deux foyers d’en vivre. C’était déjà ça.»Tenace, le Neuchatelois ne renonce cependant pas vrai- ment à son projet. En parallèle, plusieurs de ses collègues se reconvertissent également au bio. Et le fromager des Sagnettes, convaincu par la démarche de l’agriculteur, se prépare aussi à cette éventualité de devoir un jour prendre en charge du lait bio. Philippe Geinoz, tout comme Eddy Jeanneret, sait que la patience est mère de toutes les vertus. C’est au printemps 2019 que la bonne nouvelle tombe enfin. Le marché du gruyère bio se détend, l’IPG libère des volumes de gruyère AOP bio et les propose aux Neuchâtelois. «Il fallait être prêt à prendre le train en marche», poursuit Eddy Jeanneret. En à peine quelques semaines, ses trois collègues et lui doivent trouver des solutions pour augmenter leur production laitière et modifier parfois de façon conséquente la stratégie et la structure de leurs entreprises. «J’ai quasiment doublé la taille de mon troupeau laitier et vendu ma vingtaine de vaches mères. J’ai dû revoir l’organisation de mon écurie ainsi que mon assolement. C’est un peu une révolution pour moi, mais je l’appelais de mes vœux!»

Double ligne de fabrication

De son côté, Philippe Geinoz donne une seconde jeunesse à sa fromagerie, notamment en doublant sa capacité de production et d’affinage. Pas moins de 2,4 millions de litres transiteront désormais chaque année par ses cuves. Et 180 tonnes de fro- mage, dont 60 bio, sur les tablards de sa cave. Les travaux de construction d’une nouvelle salle de transformation et ceux d’excavation pour une nouvelle cave d’afinage sont menés tambour battant. «Nous n’avions pas une minute à perdre. Heureusement que j’avais réfléchi à cet agrandissement il y a déjà plusieurs années. Les plans étaient prêts. Il n’y avait plus qu’à lancer la machine.»
Dans la fromagerie, tout est désormais à double, sauf la ligne de coulage. «J’ai dédié une deuxième salle de fabrication au bio. Elle comporte aujourd’hui une cuve de 2000 litres et une rangée de huit presses, mais il y a de la place pour doubler la capacité.» Car Philippe Geinoz en est convaincu: L’avenir de son entreprise et de la filière fromagère en général passe entre autres par le bio. Il envisage d’ailleurs de proposer une version Bourgeon de chacune de ses spécialités fromagères. «La de- mande du consommateur est là. Il faut désormais que l’offre suive!», lance-t-il, appelant délibérément les producteurs de sa région à se poser la question de la reconversion.

En Suisse et à l’export, un marché de niche

Près d’un an après la naissance de la nouvelle filière, les pre- miers gruyères bio ont d’ores et déjà été envoyés chez l’af- fineur Margot à Yverdon VD et commercialisés, en majorité auprès de grands distributeurs suisses, mais aussi à l’exportation pour la France, l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie. «La demande est en progression sur le marché national mais le bio reste une niche» relativise Gilles Margot. Pour l’affineur vaudois, le bio ne représente en effet que 100 tonnes, soit 2 % de son chiffre d’affaires.
Aussi ténue soit-elle, il n’en demeure pas moins que cette niche fait le bonheur d’Eddy Jeanneret depuis que les premières meules de gruyère bio ont enfin été pressées le 1er janvier 2020. «C’est l’aboutissement de longues années de pa- tience et de détermination», apprécie cet agriculteur de 41 ans père de 5 enfants.
Texte et images: Claire Müller
Partager