Cantines, garderies, homes, hôpitaux et cantines d’entreprises: tous servent d’immenses volumes de nourriture, mais pour la grande majorité pas en qualité bio. En tout cas pas chez nous en Suisse. Reto Thörig est chef de projet Restauration collective chez Bio Suisse; il nous informe de la situation actuelle.
Reto Thörig, pourquoi le bio n’est-il quasiment pas présent dans la restauration collective?
Dans les faits, les aliments bio ne figurent pas au menu des grandes cuisines collectives en Suisse. Les raisons à cela sont multiples: d’une part les grandes cantines sont fortement contraintes par les prix: pour 2’000 menus de déjeuner, le prix d’une assiette ne doit pas dépasser trois francs environ par exemple. On achète donc de grandes quantités d’aliments au prix le plus bas.
D’autre part, la planification et la logistique sont importantes pour les grandes cuisines – souvent, les menus sont planifiés sur tout un mois. Les chefs cuisiniers souhaitent pouvoir utiliser des tomates et des légumes prédécoupés toute l’année. En outre, beaucoup redoutent que les produits bio ne soient pas toujours disponibles dans les quantités nécessaires et avec une qualité constante. Les chefs cuisiniers ont besoin d’une sécurité d’approvisionnement et les aspects tels que la régionalité et la saisonnalité des produits sont difficiles à prendre en compte dans ce contexte. De plus, il est difficile de trouver des légumes bio déjà préparés, lavés et découpés dans de grandes quantités. La restauration collective suit une organisation systémique, la préparation des menus doit être rapide.
Le bio gagne en importance dans la conscience collective. Les grandes entreprises elles aussi pourraient améliorer leur durabilité en optant pour des menus bio. Que faudrait-il pour que la part du bio dans la restauration collective soit effectivement augmentée?
Effectivement, la part du bio augmente dans les commerces de détail et gagne en importance. Je suis convaincu que les clients aussi souhaiteraient voir des menus Bourgeon dans les hôpitaux et autres institutions publiques, et qu’on serait même prêt à payer un peu plus pour un menu bio. Actuellement, nous n’avons toutefois pas du tout ce choix. Ce qui manque, c’est une mise en œuvre réaliste. Les chefs cuisiniers doivent pouvoir s’approvisionner en produits bio et planifier leurs menus. Actuellement, 16.3% des surfaces agricoles en Suisse sont exploitées en bio. Notre objectif consiste à faire grimper ce chiffre à 25 % d’ici à 2025. Cela signifie que nous avons besoin de davantage d’agriculteurs bio. Et la part des surfaces exploitées en bio ne pourra augmenter que si la conversion présente un intérêt pour les agriculteurs. S’il y avait un véritable marché développé pour les produits bio, leur production serait attractive.
Il faut donc de nouveaux canaux de distribution, et nous sommes en train de mettre en place les premiers projets pilotes dans la restauration collective. La clé de la réussite, c’est que la production corresponde à la demande. Les producteurs bio doivent recevoir une rémunération équitable et sûre.
À quoi votre travail ressemble-t-il concrètement dans le cadre du projet Restauration collective?
Je cherche à mobiliser des fonds pour le projet. Nous avons par exemple transmis une seconde demande de subvention de l’offensive Restauration collective à l’Office fédéral de l’agriculture. Nous abordons également les fondations et initiatives locales visant à promouvoir la restauration collective. Pour ce faire, je recherche des partenaires de projet pour obtenir des financements externes. Les canaux utilisés pour la communication, réseaux sociaux et autres, sont également décisifs.
Nous développons aussi des idées pour faciliter l’accès et les processus de commande pour la restauration collective et les agriculteurs bio – un agriculteur doit par exemple pouvoir indiquer ses récoltes attendues en temps et en heure sur une plate-forme dédiée: 1,5 tonnes de carottes bio en septembre, proposée à tel prix, de sorte que les restaurateurs puissent commander en quantité et réserver des prestations tels que l’épluchage ou le découpage à l’avance. La planification de la production et la transformation doivent être conformes aux besoins, et les agriculteurs Bourgeon doivent être intégrés dans la logistique des poids lourds du secteur; les besoins en formation et en communication sont également importants.
Qu’est-ce qui doit changer à plus grande échelle pour que le bio devienne la norme dans la restauration collective ou au moins pour qu’une option bio soit proposée au menu?
Il faut bien plus que ce que l’on pourrait s’imaginer. Cela requiert non seulement un plus grand nombre de producteurs et de surfaces cultivées en bio, mais aussi le soutient des responsables politiques, qui doivent établir des règles claires. Les villes peuvent elles aussi agir au niveau réglementaire: quels types de plats les pouvoirs publics souhaitent-ils subventionner? Et bien sûr, il faut mettre en place une logistique dédiée aux aliments bio. Cela implique également des directives simplifiées pour la restauration.
À Bienne et à Lausanne, nous sommes sur la bonne voie actuellement. Le Parlement de la ville de Bienne a établi des règles concrètes. À partir de 2023, la ville devra s’approvisionner localement et en bio à hauteur de 80 %. C’est un projet très ambitieux et pour qu’il aboutisse, la planification de la production et de la transformation sont essentielles.
Cela sonne si bien. Où est le piège?
Même si Lausanne entend augmenter la part du bio dans tous les hôpitaux, les écoles, les homes et les garderies d’ici à 2023, les réglementations sont rares. On parle d’1,5 million de repas, c’est-à-dire que la ville doit investir 0.40 centimes par assiette. Le problème: les cantines ne serviront pas forcément plus de repas bio, elles couvriront cette part avec du café bio. Les réglementations doivent donc être plus précises.
Nous sommes en train de gagner à notre cause l’hôpital des Grisons, le principal employeur de la région. Les perspectives prévoient une part de 25 % de produits bio et un approvisionnement local en aliments.
Qu’en est-il des garderies, des écoles et des universités? L’introduction de repas bio n’y serait-elle pas plus simple?
Les écoles constituent un marché passionnant. L’engagement des nouvelles générations en faveur du climat nous aide, puisque même les choix quotidiens comme «qui y a-t-il au menu aujourd’hui» ou «que vais-je manger comme collation» ont aussi un impact sur le climat. Les jeunes lycéens et étudiants peuvent réclamer davantage de nourriture bio ou attirer l’attention sur ce thème.
Les garderies sont également intéressantes, puisque la garde d’enfants est un défi pour de nombreux parents, et que la disposition à payer est élevée. Les parents souhaitent leur meilleur pour leurs enfants. Mais un hôpital sert nettement plus de repas qu’une garderie.
Pourquoi les pays étrangers s’en sortent-ils mieux que nous en termes de repas bio dans les cantines? Qu’est-ce qui coince chez nous?
Nous sommes nettement en retard. En toute honnêteté, les défis et les structures sont différents à l’étranger, à commencer par les subventions, et sans oublier les coûts de la main-d’œuvre inférieurs et les prix plus bas des aliments bio. La viande en particulier est nettement moins chère. Toutefois, la norme bio européenne n’est pas équivalente – elle est moins stricte que les directives Bourgeon.
Qu’en est-il de la restauration publique à l’étranger?
Les systèmes alimentaires durables et l’approvisionnement en produits alimentaires bio sont mieux développés chez certains de nos voisins. En Allemagne, on trouve déjà 50 % de produits bio dans les déjeuners des écoliers berlinois, et les initiatives au niveau fédéral et des länder prévoient une part de bio d’au moins 20 % dans la restauration publique. L’Autriche s’est fixé des objectifs ambitieux: une part de bio de 55 % dans les écoles, les hôpitaux et les restaurants d’entreprise publics d’ici à 2030, ainsi qu’un approvisionnement 100 % local et de saison. Copenhague est en tête en ce moment; la part du bio y est déjà de 90 % dans les cantines publiques. Plus de 3’000 cuisines et restaurants danois utilisent une part de produits bio de 30 %.
Quelles sont vos prévisions pour les trois prochaines années – où en sera Bio Suisse?
Le Bourgeon gagnera en visibilité dans la restauration collective. Bien sûr, les entreprises ne pourront pas passer à 100 % de produits bio, mais la conscience augmentera. Différents scénarios sont également possibles, la norme pourrait devenir une assiette végétarienne par exemple, ce qui permettrait de mieux gérer le budget et de proposer davantage de plats bio.
Cela requiert une nouvelle façon de penser: les propriétaires d’entreprises qui commandent à large échelle à la restauration collective doivent savoir que la nouvelle génération ne souhaite pas toujours manger de la viande et est plus sensible aux aliments durables et à la consommation raisonnée. La restauration deviendra plus durable et écologique – même dans le choix du menu du déjeuner.
Quels défis devons-nous relever actuellement et quelles opportunités percevez-vous?
La mentalité actuelle joue en notre faveur: la durabilité est toujours plus importante. En raison de la pandémie, par ailleurs, nous achetons moins de denrées alimentaires à nos voisins. L’alimentation et le climat sont étroitement corrélés et avec le Bourgeon, nous promouvons des aliments sains et la préservation de l’écosystème.
Le défi est de taille dans la restauration collective: en ce moment, les homes et les hôpitaux ont d’autres préoccupations. Les grandes entreprises de restauration collective en Suisse, qui fournissent les cantines d’entreprise notamment, rencontrent d’importantes difficultés. L’augmentation de la part du bio dans les menus est loin d’être une priorité.
Quel est votre souhait pour l’avenir?
Je souhaite que le thème du bio et du Bourgeon revienne sur la table en ce qui concerne la restauration publique, afin que l’on recherche des solutions et que l’on éclaire ses différents aspects. Une marge de manœuvre doit être laissée au développement et aux expérimentations. J’aimerais par exemple qu’un centre de compétences pour la nourriture bio voit le jour, où l’on pourrait tenter de nouvelles choses et être plus créatifs sur une grande échelle. Les plats de la restauration collective doivent être savoureux et nous souhaitons montrer que c’est possible avec le bio.
Informations personnelles
Reto Thörig est passionné par les aliments de qualité et les bons repas et, bien sûr, par les bons vins pour accompagner tout cela. Il a occupé tous les postes du secteur de l’hôtellerie classique ou presque: stagiaire en cuisine et en service, sommelier, formateur d’apprentis et enfin directeur d’hôtel en Engadine. Par ailleurs, le spécialiste de 47 ans a déjà dirigé le département hôtellerie de l’hôpital universitaire de Bâle, puis il a travaillé en tant que chef de projets pour des croisiéristes. Maya Frommelt en entretien Reto Thörig.
Images: Hôpital de Grisons, Archive Bio Suisse, Depositphotos, Maarten van den Heuvel de unsplash, Depositphotos